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Un café avec Daniela de Felice Marraine de la première promotion de Skol Doc

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Entretien réalisé par Caroline Zéau, enseignante et chercheuse, responsable du master DEMC à l’université Paris Cité

Daniela de Felice est née en Italie, à Milan. Elle étudie le dessin et l’histoire de l’art et part à 17 ans à Bruxelles pour étudier la « narration visuelle ». De retour en Italie, elle intègre la Fabrica Cinema. Depuis 2000, elle vit et travaille en France comme monteuse et réalisatrice. Ses films sont sélectionnés et primés dans des nombreux festivals internationaux et en 2022 son travail et celui de son partenaire Matthieu Chatellier font l’objet d’une rétrospective organisée par la Cinémathèque du documentaire au Centre Pompidou.

Elle est également formatrice et accompagne l’écriture et le montage des films d’études au sein de plusieurs formations (Créadoc, le master Le cinéma documentaire, empreintes du réel à Amiens et Le documentaire, écriture du monde contemporain à l’Université de Paris Cité, le D.U. de l’Université de Corse avec le G.R.E.C …). Elle y partage un art aiguisé et sensible de l’écriture au montage et une conception très claire de ce qu’est le documentaire et de ce que sa pratique implique tant du point de vue esthétique que sur le plan éthique et politique. Cette assise d’une rigueur rare ne l’empêche nullement d’avoir recours à l’animation et de mobiliser toutes les ressources possibles de l’imaginaire pour optimiser le destin des films qu’elle réalise comme de ceux qu’elle monte ou qu’elle accompagne.


Daniela, avant tout, comment es-tu devenue cinéaste et documentariste ?

Moi, en fait, quand j’arrive au documentaire, c’est vraiment par une succession de hasards, ce n’est pas du tout un projet de vie ou de carrière. Quand j’ai 20 ans et que je commence à faire des films c’est plutôt par nécessité de raconter un réel, de raconter aussi des choses liées à la politique. Le documentaire pour moi c’est d’abord un cinéma indépendant qui est en prise avec le réel beaucoup plus que d’autres types de narration. J’ai donc pris le train du documentaire en marche sans forcément l’avoir intellectualisé ou théorisé auparavant. Je n’ai pas fait les grandes écoles de cinéma françaises, j’ai eu un parcours périphérique : je suis italienne, j’ai fait mes études en Belgique, plutôt des études de dessin et de narration visuelle, ce n’est pas du tout un parcours linéaire. C’est important de dire qu’on peut arriver au cinéma documentaire sans passer par la théorie, et surtout que ce n’est pas réservé à une élite intellectuelle. Avec un parcours comme le mien, animer une formation en milieu rural, dans un endroit comme Mellionnec, relève d’une certaine continuité parce que je peux témoigner du fait qu’il n’y a pas de moyen ou de lieu privilégié pour y parvenir.

Et pourtant, ce qui est impressionnant quand tu accompagnes des projets et quand tu parles de ton travail, c’est que tu as une conception très claire de ce qu’être documentariste veut dire quels que soient les moyens d’expression auxquels tu as recours.

Ça me touche que tu penses ça… peut-être que c’est justement le fait de ne pas théoriser au départ et que j’essaie toujours de trouver un enjeu documentaire à travers les différents langages possibles du cinéma. Finalement c’est cette transversalité-là qui me permet de reconnaître ce qui serait un rapport au réel et un rapport à la relation aussi. Et en même temps il y a quelque chose de très décomplexé du fait de ma formation qui est plutôt du côté des beaux-arts, extérieure au cinéma… petit à petit j’ai appris à identifier ce qui relève du documentaire. Par exemple, c’est important pour moi de travailler dans une économie réduite parce que c’est aussi un enjeu politique et une garantie d’autonomie ; et puis il y a aussi mon expérience militante de jeunesse qui fait qu’il y a quelque chose de très ancré dans une pensée documentaire.

La relation entre l’économie et la question politique c’est aussi la question de l’indépendance. Ce qui ne veut pas dire qu’on ne travaille pas avec les autres, ce qui ne veut pas dire non plus qu’on ne pense pas la question salariale et les conditions de travail… mais c’est le fait de pouvoir être dans une polyvalence, et dans une recherche qui permettent de continuer à avoir une parole sur le réel sans être entravée par des questions économiques et de ligne éditoriale. L’indépendance technique permet une très grande liberté, et d’espérer pouvoir encore parler quand toutes les autres paroles risquent d’être éteintes par manque de moyens. C’est intéressant que cette conception se développe en milieu rural et c’est pour ça aussi que c’est vraiment bien qu’il y ait une partie de la formation dédiée à la production.

Il y a donc dans le projet de cette école une volonté de décentraliser et de démocratiser la formation au cinéma documentaire qui est cohérente avec ton parcours…

Oui et ce qui m’intéresse avec Skol Doc, c’est qu’il y aura sans doute des hasards de rencontre, que des gens avec des parcours très différents et très hétérogènes vont s’enrichir les un.e.s et les autres. On peut s’attendre, et c’est ce qu’on espère, à moins d’homogénéité que dans d’autres écoles de cinéma qui accueillent de jeunes cinéphiles.
Cette école-là va permettre la structuration d’une pensée documentaire auprès de gens qui n’ont peut-être pas cette cinéphilie mais qui ont des vécus très denses, qui ont des expériences très riches, parfois des expériences de reconversion, des accidents de vie, des failles et qui ont une certaine maturité d’être au monde. Et là, la nécessité du documentaire est souvent beaucoup plus forte.

Ce vécu dense, c’est aussi une forme d’engagement dans le réel que le documentaire peut aider à concrétiser…

Oui, tu vois, on pourrait imaginer qu’une infirmière qui aurait quitté son emploi à cause de problèmes d’organisation du travail, d’épuisement ou de coupes budgétaires, qui aurait la cinquantaine, s’engage dans cette formation. Et je me dis que ce serait une véritable chance d’avoir quelqu’un qui peut raconter un vécu de l’intérieur et qui n’a pas un point de vue de sociologue mais qui a un regard et une parole issue de son expérience propre. Et puis, je trouve que c’est une très belle idée aussi de dire qu’en fait, dans sa vie, on peut être autre chose que son premier métier, que ce n’est pas notre profession qui nous définit.

Cette ouverture à l’expérience vécue et à l’ancrage dans un territoire conduit inévitablement à une pédagogie différente des approches académiques…

Oui, c’est important de former des gens qui puissent avoir une parole documentaire qui racontent des communautés. Et ça peut être des communautés liées à la question décoloniale, mais ça peut être aussi des communautés de travail ou autres. Le fait de donner des outils pour que les communautés puissent raconter de l’intérieur ce qui les traverse et ce qui les anime, c’est fondamental. Et ces communautés sont évidemment différentes en régions et en milieu rural.

Et puis je trouve toujours très beau que le hasard vienne changer des trajectoires de vie. Moi, je n’étais pas du tout programmée pour faire ça et puis un prof m’a dit : « tu devrais faire de la vidéo », et je ne savais pas encore que cette vidéo ça s’appelait du documentaire et que ce type de documentaire était le documentaire de création. Je rencontre beaucoup de lycéens qui seraient des très bons documentaristes mais l’algorithme du parcours scolaire leur ferme la voie des formations au cinéma. Mais ce qu’ils vivent par ailleurs est aussi une richesse, par exemple certains vivent dans des squats et je vois mal comment on pourrait filmer dans un squat si on n’a jamais vécu dans un squat.

C’est aussi une question de moment de vie, tu ne fais pas le même film quand tu as 20 ans ou quand tu as 50 ans ; tu ne fais pas le même film quand tu as été fermier et que tu as déposé le bilan que quand tu sors d’une école. En fait le documentaire c’est le lieu où il y a moyen de faire fructifier les accidents de la vie… alors que c’est assez rare en fait… normalement les accidents de la vie font plutôt que les assureurs ne veulent pas nous assurer et les banquiers ne veulent pas nous prêter d’argent, alors qu’en documentaire, tu peux les valoriser.

Comment tu envisages ton intervention en tant que marraine dans cette première année de Skol Doc ?

D’abord, je me suis arrangée pour démarrer aussi des projets parce que j’ai la sensation qu’il est très important pour quelqu’un qui est engagé dans la pédagogie de mener ses propres projets. C’est la condition sine qua non pour ne pas surcharger les attentes à l’égard des projets des stagiaires. Et continuer à faire des films, c’est aussi la condition de ma légitimité. Et puis, je ne me situe pas du tout dans une conception descendante de la pédagogie, je ne suis pas là pour délivrer un savoir. Accompagner une formation, c’est travailler avec des gens exactement comme quand je suis en salle de montage. Bien sûr, je raconte aux stagiaires ce que je sais et je leur permets de bénéficier de mon réseau qui est fondé sur une pensée et des convergences de points de vue sur ce qu’est le documentaire de création. Et après, on travaille ensemble, on fait des exercices… et très souvent, moi j’apprends aussi beaucoup des étudiants.

Ma façon de faire, c’est d’avancer au jour le jour, comme quand je rentre en salle de montage et que j’ai 200 heures de rushes. Je dois avoir la foi et me dire que petit à petit on va y arriver. C’est au jour le jour que les choses se précisent, qu’elles font leur chemin…

C’est marrant d’ailleurs parce que de plus en plus je pense à la discipline du Bauhaus et je me dis qu’il y a quelque chose ici qui pourrait un peu y ressembler, à la fois dans le fait d’être décentralisé mais aussi parce qu’il y avait cette sorte d’organisation sous forme d’exercices, presque comme une gymnastique pour apprendre comment faire, comment écouter etc. Et puis à la fin on fait un bilan…

Il y a aussi le plaisir et la joie d’aller travailler tous les matins quelque part, de me fixer sur un territoire pendant 14 mois, d’avoir une sorte de quartier général documentaire. Et le fait que ces exercices-là se fassent dans ce territoire-là, je trouve ça passionnant et je trouve que c’est aussi passionnant pour le territoire : tout d’un coup il y a dans cet espace une densité documentaire beaucoup plus importante que dans d’autres endroits de France où d’Europe ! Il y a aussi une valeur anthropologique de ce travail, et une valeur d’archive qui est aussi très importante.

Oui et c’est particulièrement important aujourd’hui, alors que la politique déraille, de privilégier l’observation et la description du réel pour bien connaître un territoire et ce qui l’anime.

Oui c’est important d’être traversé par le réel, d’être à l’écoute du réel sans le soumettre à une hypothèse… donc finalement le travail du documentariste, avant l’écriture, c’est le travail de la flânerie, le fait de d’observer, se laisser porter et d’avoir la sensibilité d’être au monde. Bien sûr on se documente et on a des idées préconçues mais le documentaire ne peut pas être le lieu du renforcement du cliché. C’est l’intelligence artificielle qui renforce le cliché, qui fait du consensus à partir du consensuel, alors que le documentariste doit être là pour dire que le réel est complexe, qu’il est vivant, qu’il n’est pas exactement là où on pense, qu’il est mouvant… et inscrire ça dans un territoire, c’est très intéressant…

C’est marrant parce qu’à ce propos, je viens de me souvenir que mon père, qui vivait à Naples après le débarquement dans les années 1950, au lieu d’aller à l’école, il faisait l’école buissonnière - d’ailleurs il a très souvent redoublé - et il allait observer les artisans dans sa rue. Il y avait le menuisier et, du coup, il avait appris à faire des meubles et puis aussi il passait beaucoup de temps sur le carrosse du croque-mort parce qu’il le trouvait triste… ça m’a toujours beaucoup fait rire. Et je trouve ça très beau de se dire que le fait d’observer le réel – même s’il redoublait parce qu’il était très mal vu à l’école – était un apprentissage du monde hypersensible… j’ai l’impression que le travail du documentariste ce n’est pas être sur un banc d’école mais c’est justement d’être à côté du croque-mort. C’est de la flânerie, ce qui ne veut pas dire qu’on n’écrit pas ou qu’on n’est pas sérieux mais qu’on est en prise directe avec un réel qui bouillonne et qui vibre autour de nous.


- Propos recueillis le 6 janvier 2025 -