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Un café avec Jean-Jacques Rault réalisateur du film « Au risque d’être soi »

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Au détour d’un café, Jean-Jacques Rault revient avec nous sur le modelage et le remodelage de son dernier film, « Au risque d’être soi ». L’idée première de son portrait de Joël Labbé, sénateur et ancien maire de Saint-Nolff, s’est transformée au contact de son personnage. S’il y a toujours une adaptation nécessaire au réel, cette fois-ci, en cours de tournage, Jean-Jacques a dû penser une nouvelle forme à son projet initial.

Yves Mimaut : Comment est née cette idée de film sur Joël Labbé ?

Jean-Jacques Rault :
J’ai découvert Joël par un article de Libération. Le personnage m’a tout de suite séduit, avec son look de rockeur, ses bagouzes aux doigts et ses cheveux mi-longs. Il semblait avoir des convictions ancrées au corps, ne pas être dans la posture. J’ai rencontré cet homme accessible, qui incarnait une idée de la politique qui me plaisait. Joël avait une proximité avec ses électeurs, ce n’est pas un homme lisse, mais au contraire, c’est quelqu’un avec qui l’on est en prise. Il est aussi intéressant d’un point de vue dramaturgique, car il y a un décalage entre l’image qu’il renvoie et sa fonction de sénateur, ou du moins avec l’idée qu’on se fait d’un sénateur.

Y.M. : Et puis l’idée de filmer ce sénateur atypique faire de la politique s’est avérée infructueuse ?

J.J.R. : Oui, cet homme a une fêlure à l’endroit de la parole, l’outil même de la politique. Il peut être en difficulté face à ses émotions, ne pas toujours maîtriser son souffle, tenir la note. Joël Labbé a été conseiller municipal, maire, élu au conseil général, et maintenant sénateur, il est authentique et engagé, mais quelque chose lui fait défaut : il est un orateur fragile. Dans un documentaire, la parole des protagonistes aide à ponctuer le récit, à lui donner du rythme. C’était différent avec Joël Labbé, et mon film tel que je l’avais pensé au départ risquait de souffrir des même maux que le sénateur. Il fallait donc trouver autre chose pour mettre en lumière la part de héros de mon personnage.

Y.M. : Tu as donc repensé entièrement ton projet...

J.J.R : Pas entièrement, mais j’ai proposé à Joël de nous concentrer presque exclusivement sur sa fragilité, d’en faire d’une certaine manière sa force ainsi que celle de mon film.

Y.M. : De quelle manière ?

J.J.R. : Nous avons décidé d’introduire un adjuvant : une professionnelle de la parole, qui allait aider Joël à maîtriser la sienne. Nous ne voulions pas d’une « coach », qui aurait cherché à rendre le sénateur plus conforme. Nous voulions une comédienne, qui irait chercher en Joël Labbé cette voix qui lui faisait défaut. Joël, qui avait déjà songé à se faire aider, a accepté. Il m’a gratifié d’une grande confiance. Pendant une grande partie du film, il allait se retrouver dans une salle de théâtre vide, avec une comédienne l’entraînant durement, pointant chaque fausse note...

YM : Pourquoi une femme ?

JJR : Pour le contraste, pour que les deux personnages se distinguent bien l’un de l’autre, visuellement, dans les sonorités... Mais il ne faut pas y voir un couple ou un duo, c’est Joël qui m’intéressait, il fallait qu’il reste au centre. D’ailleurs, parmi les comédiennes que nous avons rencontrées, Sabrina Delarue s’est distinguée par son souci de ne pas dénaturer le sénateur, elle voulait préserver sa sensibilité, partir de lui.

YM : Pourquoi un décor de théâtre vide ?

JJR : Le décor vide et silencieux du théâtre marque un contraste avec le Sénat. Et puis il y avait l’écho entre la scène politique et la scène de théâtre. Enfin, c’est un lieu impersonnel - Joël Labbé s’expose dans le film, mais il s’agit toujours d’un travail scénique, pas de son intimité. Nous ne sommes pas dans le voyeurisme, mais dans une forme de combat sur soi-même qui n’est jamais détachée du combat politique.

YM : En introduisant un personnage qui n’était pas dans le quotidien de Joël Labbé, tu as pris des libertés avec le réel. Est-ce une démarche documentaire ?

JJR : Un documentariste agit toujours sur le réel dont il se donne pour mission de rendre compte. La seule présence d’une équipe technique, d’une caméra et d’un micro, bouleversent ce réel. Dans ce film, c’est vrai que je crée une situation qui n’aurait pas eu lieu sans moi, et cette situation occupe la plus grande partie du film. Mais cette situation sert mon intention, qui est de chercher chez Joël Labbé ce qui fait sa complexité, ses paradoxes, sa sensibilité, son héroïsme. S’il a accepté l’intervention d’une comédienne, c’est aussi parce que j’ai créé là une situation qu’il avait déjà envisagée. Je n’ai fait qu’en faire une réalité !

YM : Pourquoi ne pas informer le public au début du film qu’il s’agit d’une mise en scène ?

JJR : Nous avons hésité avec mon producteur. Mais nous avons finalement considéré que cette mise en scène n’est qu’un dispositif comme il en existe tant d’autres dans le cinéma documentaire. Elle fonctionne comme un révélateur et non pas comme un artefact. Cela aurait été problématique si le sénateur et la comédienne avaient joué des rôles que j’aurais écrits pour eux. Mais ce n’est pas le cas, je n’avais pas de prise sur l’exercice du métier de Sabrina Delarue, pas plus que je n’en n’avais sur les réactions de Joël Labbé. Nous étions connectés évidemment, pour des questions d’images et de sons, mais je me gardais d’être trop interventionniste.

YM : D’ailleurs, on entend moins ta voix que dans tes précédents films.

JJR : C’est vrai. Ce n’est pas moi qui bouscule Joël Labbé, c’est Sabrina. Cette fois-ci, pour caricaturer, je mettais les choses en place, et je laissais faire. Cela pouvait être un peu frustrant ! Mais c’est aussi un plaisir que de laisser à chacun la possibilité de s’approprier mes intentions, et d’y apporter quelque chose qui leur appartient. Que ce soit cette comédienne, mon cadreur, ma preneuse de son, ou ma monteuse, tous ont pris leur place dans ce portrait, dans lequel j’ai le rôle d’auteur.

Yves Mimaut, 12/09/2015